Mauer, une œuvre de 1991 pour piano de Bernard Carloséma.
Le compositeur
Bernard Carloséma est né en 1949 à Pont de Ruan en Touraine. De même qu'un autre grand compositeur contemporain, Iannis Xenakis, il étudie l'architecture et l'urbanisme mais également l'histoire des arts et le dessin. Pour ce qui concerne la musique, Bernard Carloséma a étudié la trompette (cet instrument lui a permis d'accompagner des artistes non-issus du monde classique et de pratiquer le jazz), toutes les disciplines d'écriture musicale et d'orchestration et la direction d'orchestre avec un maître légendaire : Sergiù Celibidache. Son intense engagement en tant que directeur du conservatoire de Valenciennes et son activité autour de l'éducation nationale atteste de son intérêt pour l 'aspect pédagogique de la musique. Le catalogue de ce compositeur, une centaine d’œuvres orchestrales, lyriques, de musique de chambre, instrumentale, vocale, mixte (avec bande magnétique) a un rayonnement international. Les œuvres sont écrites pour les différents genres musicaux : ballet, musique de scène, cinéma, concert,… et crées par des artistes de notoriété internationale. |
macrocosme, pour 12 instrumentistes à vent évoluant dans un site architectural (1979)
vésanie 3, pour 10 voix solistes (1986)
aphélie, pour onde martenot et bande (1990)
faham, 1ère symphonie pour orchestre (1997)
On a coutume d’appeler « musique contemporaine » la production de musique savante (la musique savante est celle que l'on nomme « classique » dans le langage courant mais ce terme est inexact puisqu'il désigne la musique de l'époque de Mozart) qui voit le jour après la seconde guerre mondiale. Cette chronologie est très imprécise mais révélatrice de plusieurs démarches créatrices. Pour comprendre cela il faut revenir à la signification du mot « contemporain » et comprendre en quoi il désigne une évolution de la sensibilité et de l'esthétique musicale.
Le mot « contemporain » signifie « qui partage le même temps », par exemple Lully est un contemporain de Louis XIV, cependant il signifie également en art « ce qui est issu de la même époque que nous, auditeur, lecteur etc. ».
Par glissement de sens, on voit bien que ce terme s'oriente vers l'idée d'une création ancrée dans son temps, qui en montre des aspects ou une sorte de quintessence, ou bien encore, l'idée d'une création qui affirme son époque en s'affranchissant du passé.
Pour ce qui concerne le langage musicale, la mélodie et l'harmonie, dans la musique occidentale, sont le fruit d'une évolution vers la tonalité (environ du 17ème siècle à la fin du 19ème). La tonalité est un système complexe mais qui se base sur des éléments simples tels que la vibration des sons et leur rapport les uns avec les autres. Dans ce système nous avons encore par exemple les notions de consonance et de dissonance (notes qui s'accordent agréablement ou non), de tension détente, où la détente est préparée par la tension, et de polarisation dans lequel les notes sont comme des planètes soumises aux attractions les unes par rapport aux autres selon la logique de leur galaxie.
Dans la progression vers une musique contemporaine, c'est ce principe de polarisation qui est le plus mis à mal, Debussy par exemple, au début du 20ème siècle, change le langage musical en faisant quelque chose qui pourrait s'apparenter à une mise en avant du son, à son timbre plus qu'à sa place dans la partition. Schönberg, lui, est à l'origine de l'idée d'une série de 12 notes, chacune ne pouvant se répéter tant que toutes les autres notes n'ont pas été entendues. Dans ces nouvelles conceptions, la hiérarchie qui existait entre les sons dans les gammes, accords etc. n'existe plus. Le son et ses caractéristiques, hauteur, timbre, intensité, spatialisation, son traités comme les paramètres d'un programme informatique, on va aussi s'intéresser aux bruits, naturels ou synthétisés, comme par exemple le compositeur Pierre Schaeffer et le groupe du GRM.
Les deux guerres mondiales ont plongé l'Europe dans l'effroi, l'homme contemporain occidental voit les bases de son équilibre sombrer, la religion est mise à mal par les avancées du savoir, la série de tableaux de Edvard Munch « le cri », bien qu'antérieure puisque datant de la fiin du 19ème siècle, pourrait représenter de manière saisissante cette écorchure contemporaine.
L'idée d'école tend à disparaître, face à la chute des systèmes traditionnels chaque compositeur développe un ensemble de contraintes qui lui est propre, échelles de hauteurs, incorporation d'éléments extra-européens ou même livre de révélation asiatique.
Bernard Carloséma est contemporain historiquement mais il l'est également par sa capacité à être sensible à son temps, à en traduire le présent dans une création sans cesse inventive, structurée et présentant des solutions originales au problèmes de composition tout en posant sur le papier les vestiges de ce qui est advenu, de ce qui restera dans les livres et auquel il donne un point de vue personnel qui revêt une universalité dés lors qu'il a investi ses notes d'une portée symbolique, ce que nous constaterons à maintes reprises dans Mauer.
Debussy, pour les sonorités opposées.
Webern, variations pour piano opus 27.
Pierre Henri, Jericho jerk 7.
Description de « Mauer ».
L'oeuvre, qui date de 1991, est écrite pour piano et dure approximativement 11min40, porte la dédicace suivante : "Aux Libertés des Etres Humains. In memoriam, Chris Gueffroy, dernier fugitif abattu au Mur de Berlin (Berlin Mauer) le 6 février 1989.A Jérémy Germain. »
Cette dédicace pose d'emblée son sujet et ce qui sera mis en œuvre dans le morceau, nous avons là, d'un coté, une construction absurde, le mur de Berlin, et, d'un autre coté, une aspiration toute humaine à la liberté.
Le travail d'élaboration du compositeur va être à l'opposé de la conception du mur, en effet le mur de Berlin et ses infrastructures servent à séparer, il est pauvre en terme d'espace, c'est une forme utilitaire, esthétiquement et moralement moralement, c'est une monstruosité dénuée de sens, au contraire, la composition musicale va cherche une unité entre sa forme, sa signification, et son espace sonore va être riche, multidimensionnel.
Premier signe de cette volonté d'échapper à l'écrasement formel, la musique est écrite sur trois portées au lieu des deux traditionnelles. Ensuite, il y a dans le graphisme une trouvaille ingénieuse, les notes écrites un peu plus épais sont à jouer légèrement plus fort, ce point d'écriture contribue déjà a créer des lignes mélodiques secondaires, il s'agit là d'un véritable tissage sonore.
S'il l'on lit la notice qui figure au début, on voit que le jeu du pianiste va devoir être très raffinné dans l'utilisation des trois pédales du piano de concert moderne. La pédale de gauche est une sourdine ou uneuna corda, chaque note du piano comporte en fait trois cordes sauf pour les cordes graves puisqu'elles sont plus épaisses, l'una corda décale les marteaux de sorte qu'une seule corde soit frappée par note jouée. Lorsque l'on joue une note, la pression du doigt sur la touche enclenche une mécanique qui libère la corde de son étouffoir ( pièce qui rend la corde muette en appuyant contre elle) et lance le marteau à la rencontre de la corde qui peut désormais vibrer librement jusqu'à ce que le doigt laisse la touche remonter ce qui replace l'étouffoir contre la corde et la rend à nouveau muette (comme par exemple la main droite d'un guitariste étouffe les cordes ). La pédale de droite, en fait, libère tous les étouffoirs, le compositeur demande différentes vitesse de filtrage, c'est à dire un renouvellement de l'enfoncement de cette pédale, plus elle est reprise après le jeu d'une note plus elle en capte des sons secondaires, des harmoniques (sons qui entourent le son principal comme un halo), plus difficiciles à entendre). La pédale du milieu, elle, ne maintient relevés que les étouffoirs des notes enfoncées pendant que l'on met cette pédale (on peut ensuite relâcher ces notes). Une autre technique employée ici et courante dans la musique contemporaine et de maintenir enfoncées des touches mais sans que cela produise un son quand on les abaisse, cela permet que, libérées de leur étouffoirs, elles puissent vibrer par sympathie quand d 'autres notes sont jouées.
Enfin, pour ce qui concerne les sons ils peuvent être secs ou résonants ce qui ajoute encore à la richesse des textures sonores du morceau.
Une écriture qui touche au symbole.
Le symbole peut être entendu par ce qui rend présent l'absent. Ici la musique symbolise l'opposition entre ce qui concerne le mur et les miradors, ou bien même la chute de celui qui est abattu, avec la liberté, la libre évolution dans l'espace. Ainsi un type de sonorité, vif, fort et rythmique symbolise la verticalité, comme une mur est vertical, comme un mirador s'élève verticalement du sol et comme un homme abattu s'écroule verticalement vers le sol.
Si l'on relève rapidement les événements musicaux on perçoit à peu près cette cadence d’événements nouveaux : 158mesures découpées en 12, 24, 22, 22, 24, 44, 10. On dégage facilement un cohérence numérique, une sorte de proportion globale, à cela le compositeur répond que cela correspond en fait à sa volonté de représenter les différentes tentatives d'évasion, réussies ou ratées.
Ainsi certains épisodes avec des sons secs graves et médiums peuvent nous faire penser à cette incroyable évasion de 57 personnes qui creusèrent un tunnel sous les fortifications, alors que tel passage avec des sons aériens résonnants peut nous évoquer les non moins spectaculaires évasions par les airs, par exemple cette famille qui s'évada par un fiilin tendu des deux cotés par les toits d'édifices officiels et qui se servit de fauteuils comme de sièges de téléphérique, Winfried Freudeuberg, lui, échoua et fut abattu pendant qu'il tentait de passer avec une montgolfière alors qu'une famille entière réussit cet exploit.
Dans
tout ce chaos, le compositeur exprime alors quelque chose de rare
dans une œuvre musicale, il émet directement un point de vue, ce
point de vue est matérialisé par ce qu'il décrit comme une sorte
de doigt pointé pour rappeler les humains à la raison, doigt du
compositeur ou intervention du divin, qui peut le savoir ?
Cependant
en art, le compositeur est le créateur... Ce doigt est symbolisé
par un la dans le grave du piano, bref, lapidaire, impératif.
Écoutez ci-dessous en cliquant sur la partition.
L'écriture s'étend sur trois portées, les lignes mélodiques serpentent, se meuvent lentement, rapidement, ici l'occupation du temps par un mouvement souple, changeant universalise les épisodes d'évasion et condense l'idée de liberté, et en premier lieu celle de se mouvoir. On pense ici à la description de Trajan Koruga dans la 25ème heure de Constantin Virgil Gheorghiu lorsque dernier las d'être un esclave, un prisonnier, se dirige vers les barbelés et les miradors en marchant souplement, avec le plaisir d'être en mouvement et pourtant vers une mort certaine.
Un
fait émouvant est que le compositeur, sans le savoir, en écrivant les
158 mesures qui compose ce morceau de musique a rejoint le chiffre qui
compte le nombres de victimes du mur, environ 160, chaque mesure est la
pierre qui construit le mémorial à toutes ces victimes de
l'absurdité du régime Est-Allemand.
La richesse des sonorité, leur coté miraculeux et varié contraste avec cette verticalité du mur et de ces installations aberrantes, la musique remplit son idéale de beauté que les grecs reliaient au bien moral, le beau et le bon.
Chris Gueffroy avait 20
ans, ce n'était pas un héros, juste un jeune qui voulait échapper au
service militaire et ne méritait pas d'être abattu par une dizaine de
balles meutrières dont une en pleine poitrine.